97 : hypnose et saoulographie

Vous souvenez-vous de certaines gouttes de pluie ? [relire ici] .
Ce soir-là, à la Cité de la Musique, les cent métronomes du "Poème symphonique pour cent métronomes" de György Ligeti étaient sagement alignés sur le devant de la scène, chacun réglé sur une fréquence différente, leur ressorts plus ou moins remontés pour que chacun ait sa propre durée de vie.
Mais pour l'instant ils étaient muets, attendant leur heure ...

Le concert de l'excellent ensemble bruxellois Ictus démarrait avec "De la texture" de Philippe Leroux, compositeur né en 1959. Quelques flûtes, clarinettes, et percussions entouraient un trio à corde, un piano et une guitare. Une œuvre assez ludique, le compositeur jouant sur les rythmes et les timbres (avez-vous déjà vu jouer un guitariste avec un archet ?), dont l'ironie surréaliste aurait pu servir de bande son à un dessin animé tchèque. Cela fait-il une "œuvre" ? Plutôt une amusante étude.

À peine la dernière note jouée, quelques instrumentistes se lèvent sans attendre les applaudissements et, dans un fondu-enchaîné assez rare en concert pour être souligné, font démarrer un à un les fameux métronomes. La lumière s'éteint, seuls les métronomes restent éclairés, battant l'air de leurs petits bras maigrichons.
Au début tout n'est que cacophonie, mais rapidement des mouvements d'ensemble apparaissent, lorsque certaines fréquences entrent en phase produisant des ondulations du rythme et de l'intensité, comme une grosse pluie balayée par des rafales de vent. A mesure que les métronomes s'arrêtent, le rythme, bien que toujours changeant, se simplifie de plus en plus jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que trois, puis deux, puis un seul métronome en action ... plic, plic, et la pluie cesse ...

Mais "Drumming" démarre immédiatement, encore un fondu-enchaîné bienvenu. On pouvait difficilement trouver mieux que cette œuvre de Steve Reich [voir crochnote n°6] pour illustrer le poème métronomique de Ligeti :
4 paires de bongos en ligne et le premier percussionniste commence à frapper ses deux tambours de ses deux baguettes. L'un après l'autre, trois autres percussionnistes rejoignent le premier et chacune des huit baguettes frappe son petit tambour à un rythme différent, l'ensemble devenant de plus en plus complexe. L'intensité de chaque frappe varie elle aussi, et de temps en temps un frappeur s'éloigne puis revient. Et l'on entend les mêmes ondulations du rythme qu'avec les métronomes, les fréquences de frappe s'additionnant ou s'opposant par vagues successives. S'y ajoutent des variations de timbre lorsque les baguettes sont une à une tenues à l'envers, le son devenant imperceptiblement plus mat et plus sec. L'effet hypnotisant de cette pièce est encore accentué par le jeu stroboscopique des baguettes, on reste cloués sur nos sièges, les tousseurs en oublient de tousser ... jusqu'à la fin abrupte de ce premier mouvement. Ils ne joueront que ce mouvement : cette œuvre hallucinogène, emblématique de la "musique répétitive", en comprend quatre et dure près d'une heure, avec l'introduction progressive d'autres instruments et de quelques voix en résonnance.


[un extrait de Drumming]

Après l'entracte, une pièce assez déconcertante (si l'on ose dire !): "Nancarrow Concerto" de Paul Usher, compositeur anglais né en 1970. Petit orchestre et pianola (piano mécanique joué par un homme doté d'une si longue barbe grise qu'on la jurerait fausse). A l'écoute de ce concerto, on peut imaginer qu'il est 5 heures du matin, et que la nuit s'est passée à beaucoup boire et beaucoup danser avec un orchestre de jazz symphonique un peu ringard. Quelques instrumentistes complètement épuisés jouent encore par automatisme pour accompagner les deux ou trois couples encore debout sur le vaste parquet. Des femmes entre deux âges, copieusement saôules, en robes longues froissées, échevelées, maquillage dégoulinant, tenant en main une bouteille de gin vide, l'autre main s'accrochant au cou épais d'hommes rougeauds et suants, veste depuis longtemps tombée, cravate dénouée et chemise tachée, jambes largement écartées pour ne pas s'effondrer ... Et on regarde et écoute cela avec un sourire amusé et distant, avachis dans nos fauteuils, en se disant qu'il faudrait qu'on ait le courage de se lever pour aller se coucher mais que, si l'on reste, c'est parce que la musique c'est toujours du plaisir !

Le concert se termine avec le merveilleux "Kammerkonzert" de Ligeti. On est ici en terrain connu (au disque) mais l'écoute en concert apporte une autre dimension, on ne le répétera jamais assez ! Les flûtes et cordes créent des volutes de fumerolles dans l'air calme, de petites risées de vent font tourbillonner la poussière, de temps à autre une rafale soulève et fait onduler les tas de feuilles mortes, fait mugir les arbres au loin, puis c'est une petite pluie fine et douce qui nous caresse le visage, avant de laisser la place à un timide rayon de soleil. Cette pièce de rêverie automnale se conclut par une étonnante petite note en point d'interrogation.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Ma mémoire défaille.... je ne sais pas si j'ai assisté à ce concert des métronomes avec vous ou si je confonds avec le spectacle de cirque Plic Ploc qui en faisait intervenir aussi. Quoi qu'il en soit, ces rythmes matinaux me mettent de bon humeur, merci pour la petite vidéo! Je me suis vue transposée à la campagne, à l'abri de la pluie battante sous la taule d'un entrepôt au sol jonché de paille humide... quand les gouttes se feront plus éparses, nous pourrons sortir respirer l'odeur prégnante de l'herbe humide et repérer les escargots dans leur promenade jubilatoire et pourquoi pas, caresser quelques timides champignons! Vive l'automne !!!

Anonyme a dit…

Mais alors cette aptitude à la poèsie serait donc génétique?? Et lequel de mes enfants a hérité de mes gènes faiblards et maladifs??

Anonyme a dit…

ju => il doit s'agir du cirque plic ploc... La seule fois où j'avais entendu les 100 métronomes de Ligeti c'était lors d'une exposition sur les ingénieurs (?) aux arts et métiers il y a au moins 15 ans !

Anonyme a dit…

En tous cas, cette note m'a transportée ! À te lire, ça a vraiment l'air génial... En tous cas, c'est typiquement le genre de choses qui me plaît en musique, quel que soit le style : la répétition d'un rythme, qui pourrait être répétitive et monotone s'il n'y avait, à intervalle régulier, l'apparition d'un nouveau son répété. Que ce soit dans le Boléro ou dans Harder Better Faster Stronger, c'est la recette infaillible de la musique qui me transporte :)

roch a dit…

techno-clo : on a la version complète de Drumming, 1 heure pour te transporter si tu veux !!!

Anonyme a dit…

Et voilà l'hypnose associée à une bonne cuite a plongé notre ami Roch dans le silence : que faire pour le sortir de là???