37 : langue des notes

Dernier concert de la saison à l'IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique, à côté de Beaubourg), très austère temple de la Musik Môôderne (grand prêtre : Pierre Boulez ...)
Lieux inhospitaliers, froids, sans âme, on descend dans les profondeurs du bâtiment, on passe devant des bureaux vitrés où des techniciens (ou compositeurs ?) se crèvent les yeux devant des écrans d'ordinateur, pour atteindre la salle de concert, sinistre hangar cubique gris et froid qui pourrait aussi bien être une salle de gym avec ses échelles rouges et ses sièges métalliques inconfortables. On sent qu'on n'est pas là pour rigoler : ici, la musique, c'est du sérieux !
J'ai pourtant quelques bons souvenirs de concert en cet endroit (celui-ci par exemple, mais aussi des créations de Georges Aperghis ou Klaus Huber).

Le programme était consacré à Emmanuel Nunes, compositeur lisboète né en 1941, chef de file de la musique portugaise actuelle.

[aaah ! Lisbonne ! ses rues en pentes ! ses trams bariolés ! son fado ! son bacalao !]

Je ne connaissais pas Nunes, et j'ai été bien déçu par les trois œuvres jouées ce soir-là ...

"Rubato, registres et résonnances" (1991) pour trois instrumentistes (violon, flûtes, clarinettes). C'était plus une étude sur le son (notamment de la flûte basse et de la clarinette basse : petit rappel ici) qu'une œuvre artistique : laborieux et longuet ...

"Improvisation II" pour alto solo (2003). Ici aussi trop de travail sur le son au détriment de la musique, mais il y a tellement d'œuvres magnifiques pour alto (viola en anglais) qu'il est très difficile pour un compositeur de se distinguer ...
Cette pièce ne m'a transporté nulle part, je suis resté sur mon siège à admirer la technique de jeu de Christophe Desjardins, grand altiste spécialisé dans le répertoire contemporain (écoutez par cet interprète "Naturale" de Berio ou "Rothko Chapel" de Morton Feldman).
Il a joué successivement de deux instruments, le second étant moins puissant mais plus chaleureux que le premier. Faute de m'avoir touché, cette pièce m'a laissé le loisir d'imaginer le destin d'un de ces instruments, fabriqué (d'après la brochure) en 1730 : quelles musiques a t-il joué? par quelles mains est-il passé en deux siècles et demi ? Des mains sûrement attentives et ayant préservé avec amour ce bel objet pour qu'il soit encore vivant aujourd'hui au lieu de se momifier dans la vitrine d'un musée ou d'avoir disparu dans les tourmentes de l'histoire.

La troisième œuvre "Improvisation I" pour ensemble d'une dizaine d'instrumentistes, m'a laissé exactement la même impression que les précédentes, celle d'une étude sur le son qui nous laisse poliment ennuyés sur nos chaises, avec le regret de ne pas réussir à décoller. Au moins il y avait un peu de spectacle puisque chaque instrumentiste disposait, outre de ses instruments propres, de quelques percussions variées qui animaient leur jeu : on espérait qu'ils s'embrouillent un peu et que, par exemple, la violoncelliste se mette à frotter ses cordes avec les baguettes de tambour, mais non, même pas ...

Emmanuel Nunes est venu saluer un public qui semblait plus enthousiaste que nous ne l'étions. Ce grand et maigre escogriffe est atteint d'une maladie neurologique sévère genre chorée (danse de St Guy) avec de grands mouvements désordonnés des bras et une démarche erratique. Au milieu de son visage déformé par les tics, deux grands yeux clairs rayonnants de bonheur et de reconnaissance ... c'était d'une très grande tristesse ... et on applaudissait chaleureusement l'auteur plus que son œuvre.

Mais alors, me direz-vous (vous l'êtes-vous dit ?), quel rapport avec le titre de cette chrochnote ? Explications :

Un peu à ma droite, à l'extrémité du rang, il y avait deux jeunes filles dont l'une prenait des notes sur un petit carnet. A l'entracte, en déambulant dans les allées, je me suis approché avec curiosité pour voir ce qu'elle avait bien pu crayonner : une critique ? un compte-rendu ? des croquis ? Et je fus stupéfait de voir qu'il s'agissait d'un carnet de notes ... de musique : cette jeune (anglophone) écrivait des notes sur une portée avec plus de facilité que j'en ai à prendre des notes pour une liste de course !
Qu'écrivait-elle ? une transcription de ce qu'on venait d'entendre ? des idées qui lui venaient à l'esprit pour une composition en cours ?
Après avoir gommé et modifié quelques croches, elle a tendu son carnet à sa copine qui s'est mise à "lire" ce qu'elle avait écrit ... et a rigolé comme si elle en avait lu une bien bonne !!!

La musique est une vraie langue. Pour la lire, l'écrire et la parler (jouer) couramment, il faut l'avoir pratiquée quotidiennement comme une langue maternelle, ou avoir un réel don. Les pauvres amateurs ne peuvent que rester d'éternels frustrés, baragouinant avec difficulté quelques mots ou de rares phrases laborieusement rabâchées ...

Heureusement qu'il n'est pas besoin de la connaître pour en jouir !

6 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est presque agréable de lire une petite c'roch'note peu enthousiaste sur un concert. Il y aurait donc encore des choses décevantes "a la capitale" et, vu a 6000 km, cela donne l'impression qu'il ne se passe pas que des choses géniales a Paris.
Merci pour ces chroniques musicales, notre oreille vient de s'ouvrir a d'autres horizons (Jean rentre de Paris) et cela nous demande un peu plus d'assiduité!
Et merci pour cette photo de Lisbonne, je suis tombée amoureuse de cette ville et n'aspire qu'a y emmener mon homme !!

Anonyme a dit…

Qu'est que la musique ? qu'une recherche sur les sons et sonorités ?
Qu'est ce que la musique faite par des automates, un enregistrement, une bande magnetique?
Un concert est une partie de "dynamique de groupe" et il est réussi autant à cause de nous qu'à cause de tout le reste.
Je ne me lance pas sur un discours sur l'art car ce n'est pas le propos mais peut etre pas , aussi, la bonne question.

Anonyme a dit…

Quand je lessive mon plafond sur l'air de l'incarnatus de la messe de Mozart je pense à tous ceux qui nous considèrent avec septicisme quand nous parlons de la musique "contemporaine"!S'il y a émotion c'est bon à prendre quelque soit le style et la facture mais faut quand même pas trop d'émotion quand on est perchée sur l'échelle car on peut tomber de haut!

Anonyme a dit…

Ton anecdote* sur les deux filles de réveiller une vieille peur refoulée, qui date de la très courte période où je faisais du solfège : la terreur que m'inspirait la notion de "dictée musicale"... je ne suis même pas sûre qu'on m'en ait déjà "infligé" une, mais l'idée qu'il me faudrait reconnaître des notes en écoutant un morceau me terrorisait :D

* c'est c'que j'préfère, moi, les anecdotes !

roch a dit…

->clo
je me souviens avoir fait des dictées musicales quand j'étais un petit garçon qui peinait au piano. Il ne m'en est rien resté et je le regrette ...
ton commentaire prouve que si tu as lu l'anecdote finale, c'est que tu as lu le message en entier ! bravo et merci !!!

visuelepreludes a dit…

en tout cas ça sonne bien et c'est c'est bien écrit !!!