88 : reproduction, suivisme

Deux canes, serrées l'une contre l'autre, couvaient de concert dans le même nid, au bord du bassin, au milieu de la cour.
Situation possiblement banale pour les ornithologues, mais fort intrigante pour des citadins-campagnards de fin de semaine.
On se perdait en conjectures sur leur rapports : sœur jumelles inséparables ? amies pour la vie ? mère-fille fusionnelles à l'excès ? lesbiennes artificiellement inséminées ? crise du logement ? pari stupide ?
D'autres questions surgissaient aussitôt : la quinzaine d'œufs étaient-ils fécondés ? avaient-ils été pondus par une seule ou par les deux ? dans ce dernier cas y avait-il un ou deux pères ?
Aucune réponse bien entendu, les canes s'expriment peu sauf quand elles font semblant de s'offusquer des assauts lubriques de leurs partenaires.
Donc nous attendîmes, et, au fur et à mesure que les semaines passaient, les canes étaient toujours en couvaison et l'hypothèse de grossesses nerveuses, pardon : d'ovulation stérile, commençait à prendre sérieusement corps.
Quant un dimanche matin, sous les rayons rasants du soleil, voilà nos deux canes qui s'ébrouent, se lèvent, sortent du nid, immédiatement suivies par une foule de petites boules de plumes. Certains comptaient 13 canetons, d'autres 14, des optimistes allaient même jusqu'à 15 ; disons qu'ils étaient innombrables.


Et les voilà partis, les mères en tête, attentives à tout danger, suivies de leur progéniture angoissée et grouillante. Traverser la cour, traverser le hangar au tracteur, longer l'allée des noyers. Leur direction ne laissait pas place au doute : vers la rivière, dans une transhumance ancestrale, d'une marche inexorable que rien n'aurait pu arrêter.
Nous les observions de loin, puis de plus en plus près, en prenant garde de ne rien faire qui aurait pu les effrayer. Elles nous avaient vu depuis un moment, nous surveillaient du coin de l'œil, mais ne prenaient pas la peine de surveiller les petits, sachant que rien n'aurait pu rompre le lien qui les reliait encore à leur double génitrice.


Aux abords de l'étang voisin dont nous sommes séparés par un grillage, l'une des mères se détachait par instant du groupe pour chercher un passage mais ne le trouvait pas. Et la puissante marche se poursuivait, sans jamais ralentir, jusqu'au pont qui franchit le ruisseau.
Sans même marquer un temps d'arrêt, sans même un regard vers leurs enfants, les deux canes se jettent alors à l'eau et gagnent l'étang : qui m'aime me suive !
Un court moment d'affolement chez les nouveaux nés devant cette redoutable épreuve, on a même cru en entendre un crier "mamans !".
Puis l'un, plus décidé que les autres, futur chef de bande dominateur (ou futur toujours fourré dans les jupes de ses mères) se jette dans l'inconnu, suivi d'un deuxième, puis d'un paquet de trois ou quatre, puis ça se bouscule pour suivre les premiers téméraires qui rejoignent bien vite les deux canes en attente au milieu de l'étang.


C'est alors la séquence disneyenne du dernier caneton qui, resté seul, encore hésitant, danse sur ses mini pattes, battant l'air de ses petits moignons, trois pas en avant, trois pas en arrière, demi-tour et ça repart, et hop ! il ose enfin sauter à son tour.
Manquait la musique mais on l'avait dans la tête !
Dans un vrai Disney, ce dernier, vilain petit canard abandonné par le sort, aurait eu droit à de longues aventures hors du commun, avant de pouvoir, happy end, retrouver ses mamans. Mais, dans la vrai vie, il est à craindre qu'il soit la première victime des nombreux dangers qui guettent maintenant ces bébés ... Car combien seront encore là dans quelques jours : deux ou trois, cinq peut-être, mais guère plus.
C'est un hasard et une chance que nous ayons été là : ils ne reviendront jamais dans leur nid pour nous la rejouer !

[prochainement sur ce blog : une nouvelle aventure de la nature ; restez fidèles !]

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Je pensais voir dans la même note les canetons et les *biiip*, mais je vois que tu distilles…
L'année prochaine, pense à faire une vidéo des canetons et de leurs mamans !

roch a dit…

j'ai pas le reflexe vidéo, c'est bête : ya qu'un bouton à pousser sur mon appareil mais j'y pense que rarement ...

Anonyme a dit…

Ouf, je commençais à en avoir marre de ses morbides sépultures! Merci pour ton récit, c'était comme un vrai Oualdisné où on a envie de pleurer à la fin!

Anonyme a dit…

Suite du cartoon des 2 canes et des petits canetons :
Le lendemain du grand départ pour la vie, tout le monde est revenu par l'"Essonnette", se bousculant pour escalader le talus vers le maïs.
Ils sont repartis comme autant de petits hors-bords... les 24 h de Rouen en miniature !
Plusieurs jours sans rien...
Hier, les deux canes sont revenues, mais il n'y avait qu'un seul bébé !
Que sont devenus les autres ?
Oualdisné, ou tragédie shakespearienne ???

Anonyme a dit…

Roch, j'ai beaucoup aimé ton texte.