11 : écoutez voir ...

(cette ch'roch'note est un peu longue, prenez votre temps ...)

Ma neuvième chronique se concluait par une médiocre photo d'une plage on ne peut plus banale. Pour quelques-uns, elle a un goût de chauds souvenirs d'enfance, mais pour beaucoup d'autres c'est du "presque rien" ou pire encore du "pas grand chose".
La revoici :

Cliquez dessus pour l'afficher en grand, parcourez-la soigneusement du regard et maintenant ... écoutez là très attentivement.
Voilà ce que vous allez peut-être entendre-voir : des sons et des couleurs.
(Des odeurs aussi mais c'est une autre histoire !)

S'étendant à droite, aux premier et deuxième plan, le clapotis continu et assez régulier, d'une transparence menthe-glaciale, que produit cet ensemble de vaguelettes. De temps en temps l'une un peu plus accentuée que l'autre, mais dans l'ensemble "piano" et "sostenuto".
Soyez attentifs à ce son si simple et si varié : remarquez comme cette masse sonore se déplace : un peu de gauche à droite, un peu d'avant en arrière.
Le rythme en est complexe et se développe dans les trois plans de l'espace : verticalement (en intensité), horizontalement, et en profondeur de l'avant scène à la toile de fond. Ces trois rythmes sont différents, se regroupent, se chevauchent, s'éloignent, tantôt en opposition, parfois en phase, avec une composante aléatoire bien venue qui lui évite toute monotonie.
C'est ce premier objet sonore qui nous frappe. Il ne cessera jamais même s'il prendra, petit à petit, moins d'importance dans notre écoute.
Il est cependant fondamental : si on le supprimait, on n'y comprendrait plus rien.










Au premier plan, en bas à gauche, le vent joue avec le bord libre du journal : froissements grisâtres intermittents mais assez brusques, "vivace", parfois claqués ("cluster"), nuance "mezzo forte" parfois "sforzando" , rythme très irrégulier, durée des intervalles muets très variable. De temps en temps le mouvement plus ample et plus blanc du retournement de la page et deux ou trois fois la toux rauque et glauque de l'instrumentiste.
Juste à côté le discret frottement ocre d'une lime à ongle et le petit reniflement bulleux et régulier de la dame qui en joue.
















En deuxième plan, à l'extrème gauche, en position surélevée, on distingue très nettement la percussion blanche et sèche d'une cuillère à café sur une tasse suivie du raclement écru, caractéristique de la chaise en plastique sur le sol en ciment. Pendant toute la durée de l'œuvre (durée qui ne dépend que de vous !) vous n'entendrez ce petit ensemble que deux ou trois fois.













Dans ce même deuxième plan mais au pied de l'estrade et un peu plus central, l'instrumentiste rouge, que la distance nous permet, pourquoi pas, d'imaginer assez jolie, joue du transistor : quelques murmures radiophoniques orangés, quelques jingles publicitaires verts vifs, à peine audibles, "ppp" ou "pp" quand la brise change d'intensité ou de direction ; plus tard une petite mélodie berlingot surgit, naïve, à la limite de l'audible.



A l'arrière-fond, bien centré, un petit groupe de jeunes choristes lance des éclats de voix multicolores et des fragments de rires arc-en-ciel dans le lointain. On perçoit aussi le choc jaune sale et étouffé d'un coup de pied dans un ballon de plastique mou, qui reviendra à intervalle assez régulier.


Toujours au fond, mais très latéralisé à droite, après plusieurs minutes de cette tranquille symphonie, surgit le beau solo d'un pointu sortant du port. Sourde pulsation au rythme binaire "andante", à la tonalité chaude et brune de baryton. Ce solo remarquable commence "ppp", s'intensifie jusqu'au "mf" avant de s'atténuer très lentement pour se fondre dans le bleu indigo de l'horizon, jusqu'à n'être plus discernable.
Cette pulsation d'une extrème régularité va résonner encore un long moment dans notre corps alors qu'elle s'est évanouie depuis longtemps de nos oreilles.










Au fond à gauche, un peu plus tard, un autre solo, bleu bien sûr, de mobylette sur la route de la plage. Je vous laisse l'imaginer d'une durée assez courte et suffisamment lointain pour ne pas blesser vos oreilles !











Mais ce n'est pas tout ...

Derrière nous, donc hors champ, légèrement à gauche, les franges d'un parasol claquent doucement à chaque petit coup de brise : la sonorité en est vert olive, mate et étouffée mais d'une grande précision spaciale.

Enfin, dans les lointaines coulisses, donc impossible à localiser avec certitude, les sons si étranges d'un chantier naval, groupe de percussionnistes dont se détachent deux instruments très reconnaissables : la profonde sonorité métallique rouge sombre à l'attaque puissante, aux riches harmoniques et à la résonance prolongée de la poutrelle que l'on rivette, et l'éclat jaune mat, bref et vite étouffé de la planche que l'on cloue ...

Mais peut-être avez-vous imaginé tout autre chose !

Que, par exemple (pour donner un peu de piquant à cet oratorio somme toute assez calme), toujours derrière mais plus à gauche et plus lointain que le parasol, l'espace est scandé par les claquements sec, les scintillements et les tintements d'un flipper secoué avec conviction et exclamations par deux adolescentes, toutes deux assez brunes mais pas trop, toutes deux un peu vulgaires mais pas trop, qui, de temps à autre, entre chaque partie, s'éloignent vers le bar pour avaler une verte lampée de diabolo-menthe et allumer une cigarette, blonde celle-ci.

Ou que le musicien qui nous tourne le dos, à la terrasse, ne joue pas de la tasse à café mais du verre à bière : subtil son écumeux et étouffé de la mousse (bien différent du bruissement vif et limpide du perrier-rondelle), longue déglutition, claquement de langue, éructation mal-contrôlée-mal-étouffée, puis doux gémissement du dossier de la chaise en plastique lorsque, sa soif ainsi provisoirement étanchée, il s'adossera et étendra les jambes pour poser son regard, de biais et de haut mais sans biaiser, sur la joueuse de transistor, en vérité assez jolie, oui, en espérant qu'enfin, le soleil devenant plus chaud mais pas trop, elle déboutonne, un peu, sa chemise rouge ...

6 commentaires:

Anonyme a dit…

bravo!! bis bis !! claquements de pieds, de mains ,petit à petit le rythme des applaudissements devient saccadé preuve incontestable de l'enthousiasme du public en délire!!

Anonyme a dit…

oups!!! pour moi, c'est juste une vue des Sablettes le dernier jour des vacances: l'horreur, la rentrée des classes et tout le toutim!

Anonyme a dit…

On s'y croirait :)
... et on se dit soudain que les vacances sont bien trop loin!

Anonyme a dit…

mais l'artiste un peu désabusé ou encore dans le lointain de son paysage intérieur semble ne pas entendre les bis répétés et enthousiastes et de plus en plus impératif de son public.. public qui rompt le charme, qui brutalement et sauvagement prend la parole avec grossièreté et qui s'éclipse enfin...

Anonyme a dit…

mais l'artiste un peu désabusé ou encore dans le lointain de son paysage intérieur semble ne pas entendre les bis répétés et enthousiastes et de plus en plus impératif de son public.. public qui rompt le charme, qui brutalement et sauvagement prend la parole avec grossièreté et qui s'éclipse enfin...

roch a dit…

dommage que ce beau & énigmatique (beau parceque énigmatique ?) commentaire soit resté doublement anonyme ...