25 : méchant

Appelons la Jacqueline. Elle approche les 70 ans.
Je la vois à distance d'une opération du genou. Elle ne s'en plaint pas. Son genou va bien.
Son genou va bien oui, mais il y a quelque chose qui cloche chez cette femme: il y a des gens qui ne sont pas satisfaits des résultats d'une opération mais n'osent pas le dire de peur de faire de la peine au chirurgien ou ... de se faire engueuler !

«Vous savez, madame, s'il y a quelque chose qui ne va pas avec votre genou, n'ayez pas peur de me le dire, j'ai l'impression que vous n'osez pas vous plaindre, que vous me cachez quelque chose».

«Non, non, docteur, je vous assure, mon genou va très bien, je suis très contente de ce que vous avez fait ... »

Je ne suis toujours pas convaincu, son regard dit autre chose. Je trouve cette femme sympathique et je n'ai pas envie d'en rester là car je suis certain que ça ne va pas : elle a l'air triste.

«Alors, il y a autre chose, madame : je vois bien que vous n'allez pas bien. Vous savez, si vous voulez me parler, n'hésitez pas»

Je ne suis qu'à moitié surpris de la voir fondre en larmes et se mettre à parler, parler, parler, comme si une digue s'était brutalement rompue.
Et elle me raconte d'un ton pathétique, puis virulent, puis désespéré, ses 45 ans de mariage avec un méchant homme.
Mépris, humiliations, injures, interdictions, chantages, menaces, coups se sont répétés sans cesse pendant toutes ses années, je vous passe les détails révoltants ou scabreux qu'elle ne me cache pas ...
Elle parlera presque une demi heure sans interruption.

Méchant homme.
A plusieurs reprises cet adjectif revient dans sa bouche : il est méchant, c'est un méchant ou parfois : il est mauvais.
Et il n'est pas méchant qu'avec elle : avec ses deux filles aussi qui vivent maintenant en Province, et refusent depuis quelques années de revoir leur père.

«Mais, vos filles, vous, vous les voyez encore ?»

«Oui, oui. Jusqu'à maintenant il me laissait de temps en temps aller passer quelques jours chez elles parce que j'insistais, mais quand je rentrais, il me le faisait payer cher ... et maintenant il ne veut plus que j'y aille»

Et les larmes qui s'étaient asséchées au cours de sa vivace logorrhée reprennent de plus belle ...

Alors je pose la question que tout le monde a au bord des lèvres :

«Mais, madame, pourquoi ne le quittez vous pas : vous m'avez dit que vos filles vous l'ont proposé et sont toutes prêtes à vous accueillir et vous héberger !»

Silence, soupir ...

«Docteur ... vous êtes comme mes filles, vous : vous ne comprenez pas ...
Si je le quitte : qu'est-ce qu'il va devenir, sans moi ?»

J'aurais peut-être mieux fait de l'appeler Gelsomina ...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

« Appelons la Jacqueline »
Je vois que tu as écouté nos conseils avisés de la dernière fois ;)
Très touchante cette note là, je l'ai lue juste après avoir lu une note sur le blog du "Petit urgentiste roux" qui parle aussi d'une pauvre petite grand mère... On reste dans le même registre :)

Anonyme a dit…

C'est le syndrome de stockholm!!toutes les femmes en sont plus ou moins atteintes!