40 : le cri

La nuit commençait à tomber.
Il faisait frais mais pas froid, c'était la fin calme et tranquille d'une belle journée d'automne : on sirotait un 'macallan' dans le jardin en attendant de passer à table.
Cela faisait un moment que j'avais cru entendre un son étrange dans le lointain, mais les conversations le masquaient et personne n'y prêtait attention.
Il m'intriguait pourtant, ce son, qui, revenant à intervalles réguliers, était manifestement un cri animal. Je n'avais jamais rien entendu de semblable. Après une nouvelle gorgée, je posais mon verre et m'éloignais de la compagnie pour mieux écouter.
Ce cri était plaintif un peu comme un pleur de nouveau-né mais mêlé d'une sorte de jappement. Je pensais au cri d'alerte ou de détresse d'un oiseau mais lequel et pourquoi ?

Au fur et à mesure que je m'écartais de mes compagnons de beuverie, je le localisais mieux et m'orientais progressivement vers sa source : l'Essonne qui coule à quelques centaines de mètres de la maison.
Je traversais lentement le bois sombre, guidé par cette plainte qui devenait de plus en plus précise. J'étais suffisamment éloigné de la maison pour ne plus entendre que les bruits de la forêt et toujours ce cri mystérieux et régulier qui m'attirait comme un aimant.
J'arrivais à petite distance de la rivière. La faible luminosité et la brume bronzée du crépuscule rendaient l'atmosphère irréelle. J'avançais à pas de loup ...

[crépuscule essonnien]

C'est alors qu'à quelques mètres devant moi, sur la berge, un chevreuil mâle bondit et disparu dans le bois. Je sursautais et m'immobilisais. Le cri continuait, très proche cette fois, accompagné d'un certain remue-ménage sur la berge opposée : branches cassées, piétinements, froissements de buissons.
L'Essonne fait à peine vingt mètres de large à cet endroit et, mes yeux s'habituant à cette obscurité, je distinguais une troupe d'une demi douzaine de chevreuils allant et venant le long de la rive. Ils avaient l'air inquiets et très agités et pourtant ils ne fuyaient pas et restaient groupés au bord de l'eau d'où le cri semblait jaillir.
J'avançais jusqu'à la berge et compris enfin cette scène mystèrieuse...
Un chevreau se débattait dans l'eau noire, essayant vainement de grimper sur la rive opposée, trop escarpée pour lui : la troupe de chevreuil assistait, impuissante, à la noyade du petit. À intervalles réguliers, à bout de forces, il lâchait prise et se laissait flotter en émettant ce cri d'angoisse.
Ne sachant que faire, je me redressais et manifestais ma présence : aucun des chevreuils ne fuit mais ils s'immobilisèrent en me regardant pendant que leur pauvre gosse, épuisé cette fois, se laissait dériver dans le courant...
Arrivé au milieu de la rivière, il me vit ou sentit ma présence et se mit alors à nager vers moi avec ce qui m'a semblé être l'énergie du désespoir.
Je n'en croyais pas mes yeux !
Sans réfléchir, je m'allongeais dans l'herbe humide à l'endroit approximatif où il devait atterrir, les mains dans l'eau. Il toucha la rive à quelques mètres en aval et avant même que je puisse me déplacer vers lui, c'est lui qui remonta le courant jusqu'à ce que je réussisse à le saisir pour le hisser hors de l'eau ...

Après la tension procurée par cette aventure je restais un long moment assis dans l'herbe, réchauffant ce bébé dans mes bras. Il frissonnait et je sentais son cœur battre la chamade. Le mien en faisait autant, heureux d'avoir réussi ce sauvetage sauvage et de tenir cet animal serré contre moi. Je lui parlais et le réconfortais comme si c'était mon enfant ... À aucun moment il ne tenta de s'enfuir.
Je sortis du bois trempé, portant cette jolie petite bête dans mes bras : personne n'avait compris pourquoi j'avais disparu et notre apparition fit son petit effet !!
Après l'avoir réchauffé, nous avons installé Bambi à l'abri, sous les branches basses d'un hêtre, un bol de lait tiède à portée du museau.

Ce joli conte n'est pas tout à fait terminé ...

Le lendemain matin, il avait disparu et le bol était vide.
J'avais perdu mes lunettes dans cette aventure crépusculaire et je suis retourné à l'endroit du sauvetage où j'ai eu la chance de les retrouver dans l'herbe.
En revenant par le bois, j'ai revu dans l'allée d'épicéas le mâle qui s'était enfuit à mon approche ... Bambi le suivait ! Celui-ci cherchait le contact avec son père (?) mais l'autre le chassait dès qu'il s'approchait. On sait qu'un animal sauvage ayant été en contact avec des humains est habituellement rejeté par les siens, mais je ne m'inquiétais pas trop pour lui, il me semblait assez grand pour se débrouiller tout seul !
Je m'accroupis silencieusement dans les herbes pour les observer. Le père s'éloigna et Bambi resta seul. Il regardait de gauche à droite et finit par me voir. Il resta alors immobile un moment, me fixant de ses yeux de (biche) puis ... s'avança pas à pas vers moi, lentement, en me regardant.
Alors qu'il était à peine à trois mètres, j'eus le tort de lui tendre les bras comme je l'aurais fait pour encourager un enfant qui fait ses premiers pas : il marqua un temps d'arrêt, puis, d'un bond léger, disparut dans un fourré et je ne le revis plus jamais.

[bambi ©gdpa, merci]

13 commentaires:

Anonyme a dit…

Alors là, je crois bien que je vais verser ma petite larme :) et pourtant, je la connais cette histoire, je me souviens même avoir été assez bluffée par ta logorrhée (on n'a pas l'habitude, avec toi) quand tu me l'as racontée... mais là, tous ces détails romantiques (et toc) rendent l'aventure encore plus vibrante !
Par contre, la photo du crépuscule, elle n'a pas été prise ce jour là, si ? Alors qu'il existe des photos de Bambi, paralysé de peur sous l'arbuste du jardin de Léon !

roch a dit…

Ce jour là, l'atmosphère du crépuscule m'avait tout de suite rappelé la lueur étrange de cette photo prise à peu près au même endroit en 73 ou 74.
Quant aux photos de Bambi sous le hêtre je ne me souviens pas les avoir vues ... c'est toi qui les as prises ?

Anonyme a dit…

Non, c'est grand'pâ !

Anonyme a dit…

Bon, je crois que tu es mûr pour être grand-père!! quel talent de conteur!! Continue

Autre activité à développer en vue des futures mioches qui te courrons dans les pattes : http://www.guixotde8.com/galeria.htm#

Et puis ça t'aidera à écouler la ferraille que tu accumules. Je suis à ta disposition pour une traduction (du catalan ou de l'anglais)

Bisou!!!

roch a dit…

Juliette, me dirais-tu que tu es mûre pour me faire grand père ? :-|

merci pour le lien j'y vais tout de suite !

Anonyme a dit…

mûre, absolument!! mais tellement fauchée ;(

tu n'es peut-être pas encore mûr pour en prendre la tutelle!!

Anonyme a dit…

zauriez pas un kleenex les mecs?

Anonyme a dit…

Dommage que tu n'ais pas publié la chouette photo de Bambi à l'abri avec son bol de lait !...
Je peux te l'envoyer.

Anonyme a dit…

bon, on va faire la prof, et rétablir les faits: c'était pas une fin de belle journée d'automne, mais vers le 28 juillet (anniversaire de bruno)+période de chasse fermée où les petits bambi pullulent...et me semble bien que c'était bernard qui t'avait retrouvé les lunettes.. enfin, peu importe, de passage à Paris avant de reprartir à saint-Eloi, ça fait toujours plaisir de te lire... a bientôt pour de nouvelles aventures!!

Anonyme a dit…

je suis d'accord avec Inès pour la date. Tu écris très bien, c'était "thrilling"

roch a dit…

ouais, d'accord, ya peut-être erreur sur la date, mais que faites vous de la liberté du conteur ?
Ce n'est pas un article scientifique que j'ai écrit c'est des impressions, et mes impressions étaient celles d'une belle soirée d'automne, na !!!
Quant aux lunettes, je les ai perdues plusieurs fois, et plusieurs fois retrouvées, il se peut que cette fois merci bernard.
ah la mémoire, on peut vraiment pas lui faire confiance !

Anonyme a dit…

la photo de Bambi... (en mail)
Très sympa, ton récit... mais peut-être un tantinet affabulé !
Question : étant passablement bourré, te serais-tu jeter à l'eau si tu avais réalisé que tu sauvais un bébé chevreuil et non la belle nymphe de tes fantasmes ???

roch a dit…

gd pa -> bourré, moi ? avec un seul malheureux petit verre !!
merci pour la photo que je me permets d'ajouter à ma crochnote.